kpomassie, tETE-MICHEL

 

L’Africain du Groenland (Préface de Jean Malaurie)
Paris : Flammarion, 1981
314 pages

Aventure singulière, celle de L’Africain du Groenland publié chez Flammarion en 1981. En effet, il appartient au groupe de quelques rares livres d’Africains francophones ayant atteint un public relativement vaste à travers le monde. Aujourd’hui épuisé dans l’original en français et passé pratiquement inaperçu auprès de la critique francophone, ce livre continue sa vie aussi bien éditoriale que critique, et de façon plutôt vigoureuse, dans d’autres langues, notamment en anglais. Ce qui fait le succès de ce livre, c’est sans doute la particularité de son histoire. Comme le souligne Jean Malaurie dans sa préface, Kpomassie est probablement le second Noir après l’Américain Matt Henson à séjourner au Groenland.

Kpomassie, alors âgé de 16 ans, quitte en 1957 son pays natal, le Togo, et entreprend  une improbable odyssée qui le conduira en plusieurs étapes au Groenland : d’abord Abidjan, puis retour à la case de départ en décembre 1958 suite à l’expulsion des Togolais et Dahoméens de Côte d’Ivoire – premières manifestations de l’ivoirisme qui prendra un visage meurtrier cinquante ans plus tard? Redépart, cette fois pour Accra où Kposmassie séjourne quelque temps avant de s’embarquer pour Dakar à bord d’un bateau en 1961. Six mois plus tard, direction Nouakchott, puis retour à Dakar afin d’embarquer pour Paris (séjour de huit mois). Prochaines étapes, Bonn (un an), puis Copenhague (trois mois). Il atteindra le Groenland en 1965, huit ans après son premier départ du Togo ! Combien n’auraient pas abandonné en route une aventure pareille (avec tout le sens d’imprévu qu’implique le mot) ? Mais grâce à l’exercice de petits travaux  ici et là afin de financer le voyage et à la générosité de personnes rencontrées (surtout au Groenland) – qui pour l’héberger et le nourrir, qui pour lui offrir affection fraternelle ou amoureuse –, grâce à sa propre ténacité, Kpomassié réalise le rêve qui fut le sien : se rendre au Groenland et vivre avec les Esquimaux. Alors qu’il déclare qu’il aurait pu y passer le restant de sa vie, il s’embarque sur le chemin de retour après seize mois : « De quelle utilité serait ma vie, si je la passais dans l’Arctique, pour mes compatriotes, pour mon pays ? Après avoir tenté et réussi l’aventure polaire, est-ce que je ne me dois pas d’être auprès de mes frères restés en Afrique le ‘conteur’ de cette terre glaciale, de soleil de minuit et de la nuit sans fin ?... Après l’avilissement de la colonisation et la lutte pour l’indépendance, est-ce que la tâche principale ne reviendra pas aux éducateurs, afin qu’ils ouvrent au continent des horizons nouveaux ? Est-ce que je ne devrais pas, moi aussi, participer à cette tâche, apporter à la jeunesse africaine ma petite contribution à son ouverture d’esprit sur le monde extérieur ? Voilà pourquoi j’ai décidé de partir. » (303-304)  Dans ce livre, Kpomassie raconte alors ses expériences, accordant le gros de ses descriptions aux habitudes culinaires, aux mœurs sexuelles des Esquimaux ainsi qu’au rude climat de leur île.

L’Africain du Groenland s’inscrit dans la tradition du récit de voyage exotique en recourant à certains de ses tropes les plus classiques : la découverte virtuelle, un peu fortuite, de l’espace rêvé et la volonté de fuir un environnement socio-culturel étouffant l’individualité. Kpomassie dit avoir succombé à la fascination du lointain après avoir lu Les Esquimaux du Groenland à l’Alaska, un livre du Dr. Robert Gessain. Le livre comme mégaphone de l’appel du lointain, rien donc de plus banal que cela dans l’invitation au voyage exotique. Qui plus est, comme beaucoup de candidats au voyage exotique, Kpomassie propose son odysée comme un antidote à un certain malaise personnel au sein de sa société. Il entend l’appel du Groenland après un accident : ayant chuté du sommet d’un cocotier suite à la rencontre inattendue avec un python, il tombe gravement malade et est guéri par une prêtresse du culte du python. Après sa convalescence, pour exprimer sa gratitude à ce culte, son père décide que l’adolescent se vouera à sa prêtrise. Kpomassie décide alors de fuguer pour échapper à cette logique culturaliste qu’il trouvait personnellement aberrante.

L’appel du désert ou des tropiques a nourri une longue tradition de l’exotisme en littérature. Mais l’appel du désert arctique ? Rarement, voire impensable. C’est ce qui distingue l’odysée de Kpomassie. Si le Groenland a intéressé les savants (anthropologues, climatologues et autres), il a rarement fait rêver l’homme moyen en mal d’exotisme. Cette destination pour Kpomassie relèverait-elle du pur hasard ? Peut-être. Mais on peut spéculer sur les significations possibles non seulement de l’importance de cette géographie mais aussi sur le contenu et la forme du texte dans laquelle elle est exposée. On peut tout d’abord y lire un ‘exotisme postcolonial’ : l’Africain, longtemps lui-même objet de l’exotisme, en devient le sujet en portant à son tour le regard sur des lieux autres devenant ainsi lui aussi Sujet de l’histoire. L’odyssée de Kpomassie commençant justement à la fin de la période coloniale symbolise l’émancipation non seulement politique mais aussi psychologique à venir de l’Africain. D’autres auteurs africains, avant Kpomassie, ont montré la voie, comme par exemple Bernard Dadié dans Un Nègre à Paris.  La nouveauté chez Kpomassie, encore une fois est cependant de ne pas être allé à Paris. La France, alors que les pays africains, le Togo dans notre cas, se départaient de sa tutelle coloniale aurait-elle perdu de son aura, de son exotisme?

L’exotisme de l’Africain diffère-t-il de celui, classique, de l’Européen ? On peut le penser à la lecture de Kpomassie : les Groenlandais qu’il rencontre sont ‘autres’, mais c’est sans condescendance ni arrogance culturelle qu’il les rencontre et les découvre, apprend à les comprendre et partage leur vie. C’est d’ailleurs très rarement que Kpomassie exprime des jugements de valeurs sur la culture et les mœurs des Groenlandais. Au contraire, il a fait siennes les valeurs du relativisme culturel et trouve bien des équivalents entre sa propre culture et la leur. Il ne serait pas eronné de penser que pour l’Africain qu’est Kpomassie, en terme de géographie, le Groenland constitue l’altérité par excellence. Mais cette altérité ne produit pas une différence essentielle mais toute relative et contingente à un espace particulier et à son histoire. Etranger, oui, mais Kpomassie est bien « chez lui » au Groenland, en bon cosmopolitain. Le titre du livre est bien éloquent à cet égard : L’Africain du Groenland (et non ‘Un Africain au Groenland’, comme il a été faussement traduit en anglais et en allemand par exemple).

Mais si le texte de Kpomassie file la laine d’un exotisme différent en choisissant une géographie différente, il n’est pas certain qu’il parvienne toujours à se départir d’un certain exotisme classique européen. La première partie du livre –(il en compte quatre), « Un Mina, l’Afrique et le dieu du Python » et surtout ses deux premiers chapitres relèvent peu du récit de voyage. Il sont d’une facture anthropologique visant sans doute un lectorat étranger au Togo. Ils trahissent même une perspective extérieure sur le Togo. L’auto-représentation devient un auto-exotisme nourri de la grande conscience d’être ‘autre’, non seulement sur le plan individuel comme le constatera Kpomassie une fois après avoir quitté l’Afrique, mais aussi sur le plan collectif. Construits comme contexte ayant déterminé la fugue de l’auteur de son milieu social d’origine, le deux premiers chapitres du récit dans lesquels l’auteur porte un regard sur son milieu se ressentent comme dépréciatifs de celui-ci. Comment ce regard se serait-il formé si ce n’est grâce à  l’agent de ‘la modernité’ que serait l’école coloniale (la lecture) et le colonialisme en général? C’est pourquoi il semble qu’il y ait une certaine contradiction idéologique lorsque l’auteur se lamente sur la perte des traditions esquimautes ravagées par la colonisation danoise. L’île éclatante de blancheur glaciale où les enfants sont rois et où les habitants vivent en symbiose avec la nature n’existe plus. On peut penser que cette contradiction est levée au bout du voyage. L’adolescent n’avait que son désir d’échapper à son milieu. Adulte, il comprend bien que le colonialisme a aussi fait des siennes au Togo. C’est peut-être de cette même condition historique que naît l’affinité profonde qu’il se découvre avec les Groenlandais. Cependant, dans cette condamnation des influences néfastes du colonialisme, Kpomassie ressemble aussi à bien d’écrivains de l’exotisme classique. Les espaces exotiques ne sont intéressants que lorsqu’ils semblent peu contaminés par la modernité que représentent paradoxalement les voyageurs eux-mêmes. Le fantasme des espaces vierges persiste, mais après la colonisation il semblerait qu’ils ont complètement disparu.


Koffi Anyinefa -- Février 2013