TOKOFAI, ANATOLE

 

Le Tissu
Paris : Présence Africaine, 2000
ISBN : 2-7087-0712-4
163 pages

Le vieux Badjama, diabète, craignant sa mort prochaine, somme au village Woamé et Afiavi, ses enfants vivant dans la capitale d’un pays anonyme d’Afrique de l’Ouest –de toute évidence le Togo (pourquoi Tokofaï préfère-t-il ne pas informer les lecteurs qu’il est né au Togo pluôt que d’annoncer, en quatrième de couverture qu’il est né en Afrique Occidentale?). Il s’agit avant tout pour lui de procéder à un partage équitable de ses biens entre les deux citadins et leur demi-frère, Kodjo, resté au village. Le partage de l’héritage ne se fera pas de façon aussi simple que le pense le patriache.

La première nuit que passe Woamé au village, celui-ci reçoit la visite d’un fantôme qui lui conseille d’abandonner les biens du père à Kodjo. Woamé aurait, même sans l’intercession du fantôme, abondé dans le sens de son frère. Ni lui-même, fonctionnaire des PTT ni Afiavi, institutrice, n’avaient nul besoin de leur part d’héritage. Ils gagnaient assez bien leur vie. Au contraire, ils avaient largement aidé leur père à constituer son patrimoine. Woamé va tenter de gagner son père à l’idée d’abandonner le plus gros de l’héritage à Kodjo : les palmeraies et les plantations d’arbres fruitiers. Le père rejette l’idée tout en se demandant ce qui avait bien pu influencer Woamé dans sa volonté de favoriser son demi-frère pendant le partage. Woamé, harcelé par son père, en vient finalement à lui révéler la visite du fantôme. Il n’aurait pas dû puisque ce genre de visite, selon la tradition, ne peut se réveler que bien des années plus tard. L’acte transgressif est passible de mort. Woamé va-t-il mourir ? Comment et quand ?

Woamé ne mourra pas. Au bout du compte, on apprend que Kodjo avait fait équipe avec Bakassama, le féticheur le plus redoutable du village, pour exploiter la croyance aveugle, voire naïve des villageois en l’existence de fantômes et autres êtres surnaturels. Ils seront démasqués par Woamé. Le tissu éponyme, dont s’était couvert le fantôme pendant sa visite et qui a servi plus tard à ligoter Woamé pendant une deumième visite nocturne, constituera la preuve irréfutable qu’il appartenait à Bakassama et non à un fantôme. Woamé le brûle devant des témoins ahuris et incrédules, redoutant déjà le courroux des dieux. Mais Woamé, à la surprise générale, rentre sain et sauf dans la capitale.

Le roman de Tokofaï est essentiellement une illustration de la citation de Bertrand Russell qui lui sert d’exergue : « La science n’a jamais tout à fait raison, mais elle a rarement tout à fait tort… Il est donc rationnel de l’accepter à titre d’hypothèse. » La raison triomphe à la fin. Ainsi le roman condamne l’irrationalité non seulement des habitants de Gnanguem mais aussi de Woamé qui avait passivement accepté son sort. Et pourtant, son éducation, surtout en France, l’avait débarrassé de cette disponibilité des siens à croire aux fantômes et à l’irrationnel et qu’il avait redécouvert dès son retour de France.

Sa reconquête du rationalisme va être lente et Tokofaï la représente de façon quasiment mathémathique (et invrasemblable): « Il s’approcha résolument du tableau accroché à un mur […] Puis, tel un philosophpe maniant son rasoir d’occam, il prit un morceau de craie et entama des investigations tout en suivant une démarche rigoureuse. Dans un premier temps, Woamé s’attacha à définir les données du problème à résoudre. Il désigna par des lettres majuscules les différentes personnes concernées […] Des lettres minuscules furent utilisées pour désigner les concepts abstraits comme l’héritage, la jalousie […], tandis qu’il nomma par des lettres grecques … les objets inanimés tels que les plantations, le tissu […] . Il produisait, à l’aide des présupoposés et des règles d’inférence de la logique, de nouvelles conclusions qui, à leur tour, devenaient des prémisses et servaient d’ypothèses pour de nouvelles déductions […] Au bout de son calcul, il obtint une théorie consistant en un ensemble de conclusions (théorèmes, lemmes, corrolaires…), logiquement déduites les unes des autres à partir des hypothèses initiales, les axiomes. La théorie confirmait, bien sûr, la thèse du complot. » (150-151)

Le premier roman d’Anatole Tokofaï – couronné par le Prix Simone et Cino del Duca 1999 du meilleur manuscrit – paraît un peu anachronique non seulement du point de vue du temps de l’action (fin des années 50 – première décennie après les indépendances) mais aussi du point de vue de son écriture. Il est d’un réalisme anthropologique proche de celui des romans africains des années 50 : descriptions de vie villageoise, de séances de divinations, de scènes de danse ou de marché. Ici point d’expérimentation formelle ni langagière. La temporalité du récit est linéaire à part quelques analapses (par exemple la campagne militaire d’Indochine à laquelle participe Badjama) peut-être un peu trop longues même si leur but est d’apporter un élément supplémentaire à la construction de l’univers irrationnel qui est celui des personnages. Bref, il ne ressemble guère à ce que la littérature africaine contemporaine nous offre aujourd’hui dans ses traits les plus distinctifs, mais s’apparente plutôt à ce qu’écrivait par exemple un Couchoro qui a justement signé un roman, L’Héritage, cette peste, dont le sujet est quelque part aussi celui de Tokofaï.

Koffi Anyinefa – Janvier 2011